42: La question de la vie de l'univers et du reste, en moins de 7,5 millions d'années
2. L'âme Strâme Grâme
L’énigme de l’expérience de la conscience soulève certainement autant de mystères que celui de l’origine de l’univers. Qu’est-ce qui détermine notre individualité ? D’où nous vient cette conscience et, surtout, où disparaît-elle lorsque nous mourons ? Qu’est-ce qui sépare la vie d’un corps inerte ? Est-il possible que l’âme vaille précisément la différence entre une personne vivante et sa dépouille mortelle ? Voilà des questions redoutables qui n’ont pas manqué de tarauder l’homme depuis le début de l’humanité. Ces questions ne sont d’ailleurs pas l’apanage de la religion, puisque même un non-croyant peut se demander s’il existe un principe qui transcende la matière et qui se révélerait indispensable pour insuffler la vie.
Matière noire
Une excellente réflexion sur la nature de notre individualité est proposée dans le livre « Je suis une boucle étrange » de Douglas Hofstadter. Par ailleurs, des hordes de philosophes, scientifiques et ecclésiastiques se sont déjà largement penchées sur ce problème. Même si ce genre de questions a souvent pour effet d’engendrer autant de réponses qu’il n’y a de penseurs, il y a tout de même moyen de dégager deux grandes tendances : le dualisme et le monisme.
Le dualisme correspond à un point de vue qui affirme que l’univers se scinde en deux parties : l’une physique, que nous connaissons bien, et l’autre mental. Le constituant mental sert à expliquer les phénomènes de la pensée ; il posséderait ainsi des caractéristiques hors du champ de la physique. Dans sa version théologique, le dualisme postule l’existence de l’âme. Sinon, on parle aussi d’ego cartésien pour désigner ce constituant mental indispensable à la conscience. Ce terme provient de René Descartes qui en a formulé le principe.
De son côté, le monisme repose sur l’idée qu’il n’y a qu’une seule réalité. Elle s’oppose à toute vision construite sur la multiplicité du réel et conteste ainsi le point de vue dualiste basée sur l’interaction entre le mental et la matière. Dit autrement, la question revient à se demander ce qui vous caractérise en tant que personne. Vous réduisez-vous seulement à un assemblage sophistiqué d’atomes répondant purement et simplement aux lois de la physique, ou disposez-vous de quelque chose qui transcende cette matière inerte et l’autorise à prendre vie ?
L’idée de ce quelque chose de plus, indispensable pour nous définir et que nous appellerons âme, est bien tentante à plus d’un titre. Premièrement, elle permet dans une certaine mesure d’expliquer d’où nous venons et comment notre conscience a pu prendre forme, même si le concept reste nimbé de mystère. Elle nous donne ensuite l’espoir que quelque chose pourra nous survivre après notre trop court passage sur terre. Mais supposer l’existence de l’âme crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, d’un point de vue logique tout du moins, car aucune argumentation sérieuse ne peut répondre à des questions aussi simples que légitimes sur ce qui la caractériserait. Pour commencer, il n’est tout simplement pas possible de statuer sur qui détiendrait une âme, et qui/quoi en serait dépourvu, sans sombrer dans des travers logiques insurmontables. Où pouvons-nous placer la ligne de démarcation fatidique ? Mais le problème ne s’arrète pas là, car rien dans ce concept ne s’avère finalement nécessaire pour expliquer la conscience d’autrui, ce qui le rend tout à fait superflu.
L’une des cellules de votre corps possède-t-elle une âme ? La question paraît saugrenue, mais mérite d’être posée. Une cellule contient environ 1012 atomes, soit autant de Bytes qu’un disque dur moderne. Une bonne moitié est constituée d’eau, tandis que les autres atomes sont assemblés en énormes édifices complexes de protéines. En zoomant sur ladite cellule, il est possible d’observer une gigantesque partie de billard chimique à l’œuvre. Toutes ces molécules vibrent au grès des collisions permanentes qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Mais elles ont aussi la faculté de s’assembler ou de se disperser selon des mécaniques compliquées, dictées par les affinités chimiques des myriades de groupements atomiques dont elles sont constituées. Tout le monde ne peut que s’émerveiller devant l’incroyable ballet synchronisé de toutes ces molécules qui, au rythme de leurs valses endiablées, donnent vie à la cellule. Si vous ne l’avez jamais vue, je vous recommande vraiment la vidéo « Inner Life of a Cell » que vous trouverez sur YouTube. Il est difficile de rester indifférent à un tel spectacle d’une délicatesse inouïe. Pourtant, en regardant les molécules une par une, force est de constater que chacune suit un mouvement bien déterminé par les lois de la physique. Chaque déplacement pourrait être prédit et la dynamique de la cellule constitue bien la résultante mécanique de chaque composant individuel. Le lien de causalité part donc du bas, les atomes, pour aller vers le haut, la cellule. Le processus paraît complexe, certes, mais nous nous trouvons bien en face d’une vaste machine moléculaire.
Un moustique possède-t-il une âme ? Si vous répondez « oui » à cette question, alors je m’attends à ce que vous les respectiez comme il se doit. Cet égard exclut de les écraser avec une vulgaire pantoufle, lorsqu’ils vous taquinent la nuit, pour les envoyer rejoindre prématurément les milliards de milliards de leurs congénères qui les attendent au paradis des moustiques. Sinon, aussi ennuyeux que nous semblent ces parasites ailés, ils disposent tout de même d’un cerveau rudimentaire. Certes, avec seulement cent mille neurones environ, ils se trouvent relégués tout en bas de l’échelle de la complexité cérébrale. Cette queue de peloton les place néanmoins un peu au-dessus de la matière inanimée. Même avec un si petit nombre de neurones, un moustique peut survivre efficacement dans la nature et réaliser des tâches qui ne sont pas triviales. Par contre, tout son arsenal est uniquement optimisé pour détecter et suivre la moindre trace de vos effluves corporelles. Il n’y a pas la place dans un tel cerveau rudimentaire pour intérioriser des concepts relatifs à lui-même ou manipuler des idées élaborées. Son niveau de conscience n’est donc pas beaucoup plus élevé que celui d’un caillou — même s’il s’agit du genre de petits cailloux qui vous pourrit la vie du fond de votre chaussure —. Toutefois, aussi petit soit ce niveau, requiert-il autre chose que les lois de la nature pour l’expliquer ? Schématiquement, chaque neurone du moustique fonctionne de la même façon. Les influx nerveux des cellules environnantes sont collectés au niveau de ses dendrites et, en réponse à ces impulsions, il va lui-même propager un signal au travers de son axone. Cet influx sera alors capté par les neurones environnants qui y sont connectés. Toutes les informations externes au moustique sont recueillies par ses neurones sensoriels, propulsées à travers sa structure cérébrale, pour finalement aboutir à une réponse appropriée au niveau de ses neurones moteurs. Cette réponse est donc fonction du flux sensoriel et de l’état courant du cerveau du moustique. Quant à l’état courant, il résulte « simplement » de l’intégration de tout l’historique sensoriel du moustique. À un niveau beaucoup plus élémentaire, un robot tondeuse repose sur ce même principe.
Vous voyez bien où je veux en venir. Après le moustique, nous pourrions nous intéresser au hamster, au chien, au singe ou à votre belle-mère afin de nous élever peu à peu en niveau de complexité cérébrale. Est-ce qu’un quelconque de ces animaux a besoin d’une âme pour vivre ? Est-ce que l’homme a besoin d’une âme pour fonctionner ? Imaginons que l’homme soit une créature privilégiée, dotée de ce petit quelque chose de plus le propulsant indiscutablement au rang convoité de « créature supérieure consciente ». Alors comment expliquer qu’un singe, possédant une structure cérébrale similaire, puisse fonctionner normalement sans bénéficier de ce privilège ? Un singe peut rire, parler le langage des signes, compter, utiliser des outils, jouir d’une vie sociale complexe. S’il peut faire preuve d’un tel comportement, à quoi sert l’âme ? Sceptique, peut-être persistez-vous à penser que l’homme est le seul à posséder cette chose spéciale en plus ? Dans ce cas, retournons en arrière sur le chemin de l’évolution, en suivant à rebours la lignée de l’homo sapiens, puis de l’homo erectus avant lui. Quand est apparue l’âme ? Sur quel critère décide-t-elle de venir se greffer sur un bout de matière inanimée du monde afin de lui insuffler de la vie ? Faut-il atteindre un certain degré d’intelligence pour qu’elle s’intéresse à vous ? comme s’il vous incombait de la magnétiser suffisamment pour éviter qu’elle s’échappe. Dans ce cas, quand est-il des congénères justes un poil moins intelligents ? En sont-ils arbitrairement privés ? Mais si quelqu’un souffre juste d’un poil d’intelligence en moins et qu’il ne dispose pas d’âme, qu’est-ce que l’âme pourrait bien lui apporter ? Un poil d’intelligence en plus ? Deux âmes sont-elles identiques, ou viennent-elles avec une sorte de saveur qui décidera de votre future organisation cérébrale pour justifier votre personnalité ? Et est-ce que cette âme est reçue au moment de la fécondation de l’ovule ? Ou bien faut-il attendre un peu plus tard que le fœtus se soit développé ? Que se passe-t-il si à cause d’une malformation un humain se retrouve moins intelligent qu’un singe ? Que se passe-t-il si par la faute d’un accident je me retrouve amputé d’une grosse partie de mes facultés mentales ? Mon âme m’échappera-t-elle parce que je ne satisfais plus aux conditions requises ?
Nous allons arrêter là cette liste de questions extensible à souhait. Il faut nous rendre à l’évidence, il n’est pas possible de placer une frontière claire entre les individus qui posséderaient une âme et ceux qui n’en détiendraient pas. Où qu’elle soit positionnée, cette frontière exclurait arbitrairement des individus presque identiques aux individus privilégiés. Par voie de conséquence, ceux dotés d’une âme ne profiteraient de pratiquement rien de plus que les autres, rendant la nécessité de cette âme caduque.
Dans un espoir futile de palier aux absurdités logiques que la notion d’âme traîne dans son sillage, nous pouvons imaginer quitter cette vision binaire et opter pour une âme d’ampleur variable en fonction de l’individu concerné. Lançons-nous ! Nous pourrions attribuer un iota d’âme au moustique, une lichette pour le hamster, une lampée pour le chien, une bonne dose pour le singe et pour votre belle-mère… et bien je vous laisse le soin de régler cette question au pif.
Cette démarche ne simplifie malheureusement pas les choses pour autant, car il reste ainsi à déterminer la plus petite taille d’âme envisageable. Devons-nous commencer à distribuer une âme aux bactéries, ou aux moustiques, ou à des entités plus grosses ? Cette idée nous ramène en fait très précisément au problème précédent. Ou alors, il faut considérer que chaque cellule ou bactérie possède une âme de très petite taille. Mais qu’est-ce que cette attribution pourrait bien signifier au juste ? Il n’est pas du tout nécessaire de postuler l’existence de l’âme, aussi petite soit-elle, pour expliquer le fonctionnement d’une cellule ou d’un assemblage de celles-ci.
Je pense donc je pense que je suis
Je perçois déjà les objections et les levées de boucliers, du genre : « et le libre arbitre alors ? L’homme dispose d’un libre arbitre qui lui permet de réaliser des choix indépendamment de toute cause ! » Ah ! Le fameux libre arbitre, il s’agit là d’un vieux dilemme scientifique et philosophique qui est débattu depuis longtemps. L’expression « libre arbitre » provient du latin « liberum arbitrium », ce qui signifie la « liberté de la volonté » ou le « pouvoir de choisir ». Il s’agit donc de la faculté qu’aurait l’être humain de se déterminer librement et par lui seul, d’être la cause première de ses actes. Bien sûr, nombre de ceux-ci proviennent de nos réflexes, sont dictés par nos habitudes ou peuvent être inconscients. Pourtant, si nous le voulons, nous pouvons réfléchir à nos gestes et décider de notre comportement. Nous pouvons agir contre nos habitudes, nos passions ou nos convictions, ou bien agir hors de toute nécessité ou de toute motivation. Il est amusant de noter que le libre arbitre demeure également indispensable aux théologiens pour dédouaner Dieu des mauvaises actions de l’homme. En effet, si ces méfaits provenaient de raisons extérieures à l’être humain, ou si elles provenaient de sa propre nature, Dieu, en tant que créateur de toute chose, en deviendrait directement responsable.
Le problème du libre arbitre, défini comme la capacité d’agir indépendamment de toute cause, s’apparente complètement au concept d’âme discuté précédemment. Nous pouvons légitimement nous demander sur quel critère une créature en serait doté, ou s’il s’agit là uniquement de l’apanage de l’homme. Encore une fois, un humain résulte avant tout de l’assemblage d’une myriade de particules obéissant strictement aux lois de la nature. Le déterminisme scientifique nous montre que le présent constitue la cause directe du passé et que seul l’état présent décidera de l’état futur, indépendamment de tout libre arbitre individuel. Cette notion est celle qui est souvent reprise par les nombreux films ou livres de science-fiction qui parlent de voyages dans le temps. Même un épisode des Simpson y fait référence, lorsque Omer se retrouve propulsé à l’âge préhistorique. Omer, c’est peu dire, comprend qu’il ne doit pas interagir avec son environnement de peur de bouleverser le futur, avant de malencontreusement marcher sur un insecte. Cet incident aura bien sûr pour conséquence de modifier totalement l’ordre des choses une fois revenu à son époque. Le corollaire de cette idée, c’est qu’en n’altérant pas le passé, le futur ce serait reproduit exactement de la même façon, laissant de côté tout recours au libre arbitre.
J’ai bien sûr conscience que cet exemple de retour dans le temps est quelque-peu bancal. La physique quantique n’est pas déterministe et rien n’indique quand rembobinant l’univers, il se serait rejoué exactement de la même façon. Certains y voient même le biais par lequel un composant mental pourrait agir causalement sur l’univers. Il faut toutefois souligner deux points importants. Tout d’abord, l’indéterminisme quantique n’est qu’un indéterminisme pratique : rien n’empêche de concevoir qu’il soit totalement déterministe, mais que cet aspect demeure totalement hors de notre portée. Ensuite, quand bien même cet indéterminisme transcenderait complètement l’univers, il nous resterait à nous demander par quel mécanisme mystique notre cerveau pourrait engendrer une quelconque influence sur celui-ci et en quoi cette rétroaction serait nécessaire.
Nous avons naïvement la sensation d’être libres, car nos actes obéissent librement à notre volonté : s’il me nait l’envie d’aller me chercher une glace malgré mon régime, je peux choisir librement d’y céder. Le problème c’est que rien n’indique que notre volonté, elle, soit libre. Intrinsèquement, nos volontés ne résultent-elles pas des réactions à autant de facteurs intérieurs que nous ne contrôlons pas ? L’illusion du libre arbitre provient ainsi du fait que nous nous voyons obéir à notre volonté, tout en demeurant majoritairement inconscients de l’origine de celle-ci. Elle prend naissance au cœur du cerveau et découle d’une suite d’événements extrêmement alambiquée mettant en jeux toutes nos perceptions et actions passées. Chaque perception ou action qui en émane modifie l’état de notre cerveau selon un schéma d’une complexité abyssale. Ce même état, ainsi que les perceptions futures, détermineront ensuite nos prochaines pensées et actions. Tous ces mécanismes sont supportés par l’activité de nos neurones qui constituent dès lors le substrat de notre conscience.
Chaque créature disposant d’un cerveau bénéficie d’une conscience, de la plus rudimentaire à la plus élaborée selon la complexité cérébrale dont il est question. Mais ce dont jouit l’homme par rapport à un animal est surtout d’une bien plus grande capacité de manipulation symbolique. Son ampleur s’étend à un tel point que notre cerveau peut effectuer une lecture partielle de lui-même et ainsi focaliser ses pensées sur lui. C’est de cette façon qu’il prend conscience de sa propre existence. Pour autant, un être humain en train de débattre de concepts comme le bien et le mal ne jouit pas de plus de liberté dans sa démarche qu’un insecte rampant vers la lumière. Du point de vue d’un observateur extérieur, chacun de nos actes s’explique ultimement par des causes extrinsèques. Dans un monde où la matière inanimée est régie par des lois immuables, comment imaginer que la substance qui constitue l’homme n’est pas soumise aux mêmes lois ? Aussi, il semble bel et bien que notre libre arbitre se réduise à une illusion. Les lois de l’univers gouvernent autant la destinée humaine que la danse des planètes autour du soleil, au travers de l’enchaînement d’une multitude de causes et d’effets.
Même si notre activité neuronale apparaît déterministe, il faut quand même reconnaître qu’entre cette activité et notre conscience existe un pic vertigineux à gravir en termes de niveaux d’abstraction. Pour en donner une idée, je vais me baser sur un concept simple de boucle de rétroaction. Celle-ci, tout à fait triviale, contient un seul état. Celui-ci se résume à un nombre et, à chaque pas, il est multiplié par 42, auquel il est ajouté 1, pour finalement ne garder que le reste de la division par 269. Aussi simple soit-elle, cette boucle va générer tous les nombres entre 0 et 269 dans un ordre apparemment aléatoire. Le début de la séquence produit les nombres suivants : 1, 43, 193, 37, 210, 213, 70, etc. Cette capacité à engendrer de la complexité sur base de règles simples est typique des systèmes à rétroaction. Elle provient du fait que de telles boucles contiennent des états internes qui se mélangent à leurs entrées pour générer leurs valeurs de sorties. Dès lors, la seule manière de prédire le résultat émergeant de telles structures consiste bien souvent à devoir calculer la séquence complète. Imaginez maintenant combien de boucles de rétroaction peut bien contenir un cerveau typique de cent milliards de neurones, où chacun de ceux-ci peut entretenir des dizaines de milliers de connexions avec ses voisins. Non seulement ces boucles s’imbriquent et s’enchevêtrent en hiérarchies complexes, mais en plus leur structure change en permanence en fonction de l’activité cérébrale qui renforce, crée, ou supprime des connexions. La Figure 1 ci-dessous tente d’en illustrer quelque peu le concept, même s’il est outrageusement simplifié.
Le sens des flèches indique les liens de causalité. L’activité part de la perception en bas à gauche, pour finir par les réponses motrices en bas à droite. L’information s’élève entre les deux et fusionne afin d’activer des symboles de plus en plus abstraits, tout en réduisant la complexité pour en dégager les grandes lignes. La pensée, qu’elle soit consciente ou inconsciente, se matérialise dans toutes sortes de boucles concrétisant une activité symbolique. Par analogie et ricochet, une boucle peut en activer une autre puis une autre. L’activité des boucles plus profondes échappe complètement à la conscience, mais n’en traite pas moins l’information pour autant. Il faut voir toute cette activité inconsciente comme autant de petits processus œuvrant en parallèle pour dégager des données pertinentes. Elles travaillent compétitivement pour remonter cette information petit à petit aux boucles de plus haut niveau qui, elles, sont ultimement accessibles à la conscience. C’est de cette façon que vous trouvez parfois la solution à un problème sans avoir eu l’impression d’y réfléchir. Cette conscience, elle se situe au niveau supérieur de mon schéma, se matérialisant par les boucles symboliques de plus haut niveau. Il n’y a pas de flèche causale (provenant d’une quelconque source éthérée ou métaphysique) pour venir auréoler mon dessin. La conscience se manifeste comme la lecture de sa propre activité cérébrale. D’une certaine manière, vous être dans le film en immersion totale le plus réaliste qu’il soit possible d’imaginer ; et ce film, c’est celui de votre vie.
To will or not to will?
Cette non-existence du libre arbitre ne se réduit pas seulement à une expérience de pensée, car il se trouve qu’il s’agit d’une hypothèse qui a aussi été testée scientifiquement. Un pionnier notoire dans ce domaine est Benjamin Libet. Ce dernier fut le premier à montrer que la prise de décision précède la conscience de plusieurs centaines de millisecondes [10]Il est important et amusant de mentionner que les déductions qu’il est possible de tirer de ces mêmes expériences peuvent soutenir une conclusion radicalement différente. Ainsi, dans son livre « Notre existence a-t-elle un sens ? », Jean Staune voit dans cette dissociation entre états mentaux et cérébraux un indice soutenant la possibilité de la dualité de l’esprit. . L’expérience novatrice fut la suivante : il était demandé aux personnes testées de bouger un doigt, tout en notant à quel moment elle avait pris leur décision. En moyenne, cette décision précédait l’action de 200 ms, ce qui ne révèle rien d’anormal. Toutefois, il était également possible de mesurer à quel instant cette prise de décision avait réellement lieu dans le cerveau, grâce à une lecture du potentiel d’action bien visible sur un électroencéphalogramme. Il se trouve que le choix prend réellement naissance plus d’une demi-seconde avant que le doigt ne bouge. En d’autres sortes, le processus cognitif à l’origine du mouvement du doigt précède la conscience de plusieurs centaines de millisecondes, comme illustré sur la Figure 2 qui suit. Remuer un doigt ne ressemble peut-être pas à une décision d’une grande portée (peut-être plus en tenant quelqu’un en joue avec une arme), mais d’autres expériences plus élaborées ont été menées depuis. Toutes corroborent ce phénomène : la chronologie de la prise de conscience ne permet pas que cette même conscience influe sur l’action.
Nous pourrions tout de même nous insurger et lever quelques arguments à l’encontre de ce que laisse suggérer ce genre d’expérience. Par exemple, le fait que le cerveau planifie inconsciemment toutes sortes d’idées et d’actions ne veut pas dire que la conscience ne peut pas empêcher leur exécution d’aller à terme. Celle-ci semble en effet disposer d’un droit de veto final lui permettant de filtrer des comportements qui, en fin de compte, ne se révèlent pas les meilleures idées qui soient. Dès lors, même si la volonté paraît inconsciente et hors du champ de notre libre arbitre, notre liberté pourrait tout de même s’exprimer par notre capacité à censurer et réprimer des stratégies avec lesquelles nous n’adhérons pas. Ce modèle porte d’ailleurs un nom : ainsi à défaut de « free will », nous pourrions nous contenter d’un « free won’t ».
Un deuxième argument que nous pourrions brandir pour pourfendre cette apparente hérésie est lié à la possibilité de la conscience d’influencer les mécanismes inconscients qui la sous-tendent. Typiquement, nous disposons de la capacité d’orienter nos mécanismes cérébraux de bas niveau vers la stratégie que nous nous sommes choisie. Ces mécanismes se consacreraient alors à évaluer différentes alternatives et à élaborer un plan d’action. C’est exactement ce qu’il se passe quand, par exemple, vous vous décidez enfin à changer cette ampoule défectueuse au plafond. Votre conscience peut par ailleurs modifier structurellement vos mécanismes inconscients afin de tirer profit de vos erreurs. Après vous être fait douloureusement électriser, vous pourriez ajouter à votre plan de changement d’ampoule une étape consistant à couper le courant préalablement.
Même si ces arguments paraissent tentants pour se raccrocher au faible espoir que nous ne soyons pas entièrement déterminés, il est facile de se rendre compte qu’ils volent en éclats si nous les éprouvons un peu trop fort. Le droit de veto final ayant lieu au niveau de la conscience ne diffère pas de tous les filtres pouvant s’activer préalablement dans toute la chaîne de traitement du cerveau. La seule distinction provient de la connaissance que nous avons de cette décision. De la même manière, cette chaîne de traitement ne se termine pas en cul-de-sac au niveau de cette conscience. Le processus se poursuit au-delà et peut inclure une réflexion sur la pertinence de l’action qui a finalement été sélectionnée. Selon le résultat obtenu, les boucles de traitement conscientes propageront la conclusion de leur analyse vers les couches cérébrales inférieures afin d’en tirer profit pour l’avenir.
Tous ces mécanismes peuvent facilement être projetés sur le dessin précédant représentant les structures en boucles dans le cerveau. La causalité part de la perception, puis s’élève en niveaux d’abstraction jusqu’à atteindre la conscience. Peut-être est-ce là que se termine la chaîne de décision, nous rendant seulement conscients du choix final. Le résultat de ce choix est ensuite rétrogradé vers le bas pour en appliquer les effets, mais son exécution détaillée échappe à la conscience. En y réfléchissant bien, ce mécanisme ressemble très fort à une chaîne de commandement reliant des subalternes à leur état-major. Il incombe aux acteurs de terrain de collecter et remonter toute l’information qu’ils peuvent observer. D’échelon en échelon, cette information est recoupée, traitée, fusionnée, validée, pour être hissée étape par étape vers les instances supérieures. Les décisions finales sont prises là-haut, sur base de tous les rapports de synthèse en leur possession. Toute une partie de l’information n’arrive d’ailleurs jamais jusque-là, parce qu’elle aura été jugée non pertinente ou non prioritaire. Toutes sortes de décisions peuvent par ailleurs être prises sans en informer l’état-major. Par contre, tous les choix venant d’en haut sont ensuite retransmis vers le bas pour exécution. Cela nécessite évidemment de raffiner les détails à chaque descente d’échelon hiérarchique. Finalement, les acteurs de terrain sont honorés de la charge suprême de mener à bien les nombreuses opérations indispensables à l’accomplissement des décisions de l’état-major et des autres instances hiérarchiques. Mais ceux-ci restent bien sûr inconscients de ces petits raffinements techniques…
Grain de sel quantique
Il serait difficile de parler du libre arbitre en passant sous silence un théorème très important démontré en 2006 et s’intitulant justement le « théorème du libre arbitre ». Ce petit tour de force ressort de l’œuvre des mathématiciens Simon Kochen et John Conway qui ont associé leurs compétences en physique quantique et en mathématiques dans l’aventure. Il peut paraître surprenant que la physique quantique, c’est-à-dire la théorie la plus aboutie à ce jour pour décrire le monde des particules élémentaires, pointe son nez là où l’attend le moins : dans notre monde quotidien bien éloigné des turpitudes et bizarreries de l’infiniment petit. Et puis surtout, quel peut bien être le lien entre ces petits constituants et le débat sur la nature de notre liberté ? En fait, aussi incongru que cela puisse paraître, ce théorème établit bien le lien entre la vie d’une particule élémentaire et le libre arbitre de l’être humain. Ce qu’il démontre en substance c’est que, si l’être humain est libre, alors les particules le sont tout autant.
La mécanique quantique constitue une théorie complexe décrivant un monde étrange, très éloigné de tous nos a priori sur ce que nous considérons comme « réel ». Je ne rentrerai pas ici dans les détails techniques liés à cette théorie, car mon but ne consiste pas à redémontrer le théorème du libre arbitre, mais plutôt de bien en saisir ses implications et conséquences. Quoi qu’il en soit, s’il n’y avait qu’une chose à retenir sur la mécanique quantique, c’est que ses fondations se révèlent extrêmement solides et que personne ne la remet en cause, même si son interprétation philosophique, elle, est sujette à discussion.
Avant de continuer, il est important de bien définir ce que l’on entend par « libre arbitre » dans le cadre de ce théorème. Celui-ci est caractérisé comme l’impossibilité qu’il existe une fonction mathématique permettant de calculer l’évolution d’un système sur base de son état à l’instant précédant. Il s’agit donc en quelque sorte de l’antithèse du déterminisme de Laplace, selon lequel la succession de chaque événement de l’univers est seulement déterminée en vertu du passé et des lois de la physique. Ce libre arbitre se veut ainsi plus général que l’idée que nous en avons intuitivement, c’est-à-dire de quelque chose qui se rapproche plutôt de l’ego cartésien et qui ne concerne que les choix opérés par nos consciences. En effet, le libre arbitre défini au sens de Conway correspond à un indéterminisme fonctionnel, au sens mathématique du terme, qui peut s’appliquer autant à un être humain qu’à une particule élémentaire. Dit autrement, une particule (ou un humain) est libre si son futur n’est pas complètement contraint par son passé.
Cette notion de libre arbitre étant fixée, intéressons-nous maintenant un peu aux axiomes sur lesquels s’appuie le théorème. Ceux-ci ne sont qu’au nombre de trois, affublés des petits noms de FIN, SPIN et TWIN. Ils sont tous considérés comme extrêmement raisonnables à l’aune de nos connaissances actuelles. L’axiome FIN suppose que l’information ne peut pas voyager plus vite que la vitesse de la lumière. En conséquence, si deux événements A et B de l’univers apparaissent simultanés, selon un certain point de vue, alors A et B ne peuvent s’influencer l’un l’autre. Toute influence requerrait en effet que l’information puisse voyager entre A et B instantanément, et donc plus vite que ne l’autorise cet axiome. L’axiome SPIN est relatif à la mesure d’une propriété quantique des particules que l’on appelle le spin. En deux mots, nous pouvons imaginer le spin d’une particule comme une pièce de monnaie tournoyant sur elle-même, perpétuant ce mouvement jusqu’à ce que nous interagissions avec elle afin de révéler l’une ou l’autre de ses deux faces. Mesurer le spin est ainsi semblable à poser sa main sur la pièce pour stopper sa rotation et fixer un résultat définitif. Le résultat de cette mesure ne peut pas être prédit par quelque moyen que ce soit, pour la simple raison que ce résultat n’existe pas encore avant la mesure. Tout ce qu’il est possible d’en dire, c’est que la pièce révélera pile ou face avec des probabilités d’une chance sur deux chacune.
L’axiome TWIN, quant à lui, suppose que deux particules peuvent être configurées dans un état bien spécial, propre à la mécanique quantique, et que l’on appelle l’intrication. Cette intrication induit que, même si une distance considérable sépare ces deux particules, celles-ci ne formeront plus qu’une seule et même entité physique. La conséquence étrange de l’intrication est liée à leur spin respectif qui fusionne en une sorte de spin partagé. Nous pouvons reprendre l’exemple de la pièce de monnaie pour nous en donner une analogie parlante. Deux particules non intriquées se manifestent à l’image de deux pièces tournoyant indépendamment l’une de l’autre, les deux pouvant conduire à des mesures de résultat différentes. Mais lorsqu’elles sont intriquées, tout se passe comme si les deux pièces toupillaient en parfait synchronisme, si bien que mesurer l’une d’elles ait pour effet que l’autre pièce s’arrête de tourner instantanément et révèle exactement la face opposée. Ce qui semble contre-intuitif, c’est que l’axiome FIN empêche d’expliquer ce phénomène en imaginant que les pièces communiquent l’une avec l’autre pour se synchroniser. Nous sommes dès lors forcés à admettre que deux particules intriquées, quand bien même elles évolueraient de part et d’autre de la galaxie, forment une seule et même entité se comportant comme si ses deux parties demeuraient toujours en contact l’une avec l’autre.
Il est important de comprendre que ces axiomes ne sont pas spéculatifs. Que l’on acquiesce ou pas avec la théorie de la mécanique quantique ne change rien au fait que les axiomes FIN, SPIN et TWIN ont été vérifiés expérimentalement un nombre incalculable de fois par les physiciens. Il est donc très difficile de les remettre en cause. Le théorème du libre arbitre découle ensuite logiquement de ces trois postulats ; la conclusion à laquelle elle aboutit peut être formulée comme suit :
« Si un expérimentateur humain bénéficie d’un libre arbitre, au sens de Conway du terme, alors les particules élémentaires en disposent aussi. »
Sans entrer dans les détails, et en simplifiant considérablement, la démonstration par l’absurde permettant d’arriver à ce résultat consiste à imaginer deux particules intriquées dans deux labos éloignés l’un de l’autre sur terre. Chacun des laboratoires abrite un expérimentateur dont la charge revient à effectuer une mesure du spin de sa propre particule. Chacun d’eux a également la possibilité de choisir, selon son bon vouloir, un paramètre influençant la manière dont la mesure sera réalisée.
L’idée consiste tout d’abord à imaginer que les expérimentateurs sont dotés d’un libre arbitre, tandis que les particules élémentaires n’en disposeraient pas. Les expérimentateurs peuvent donc choisir librement, c’est-à-dire indépendamment de l’état de l’univers, comment fixer le paramètre de leur propre mesure. S’ils réalisent tous deux leur mesure au même instant, alors les particules sont contraintes d’évoluer uniquement selon les lois de la physique et selon l’état de l’univers dans leur voisinage local (l’axiome FIN empêche que les expérimentateurs et les particules s’influencent l’un l’autre). En conséquence, le résultat de mesure de chaque particule doit dépendre causalement du choix opéré librement par son expérimentateur respectif. Mais comme les particules sont intriquées, les résultats des deux mesures ne sont pas indépendants l’un de l’autre. La contradiction qui en découle est alors liée à diverses considérations logiques interdisant de toujours pouvoir associer les résultats de mesure au travers de l’intrication des particules. Ces considérations émanent de certains détails techniques qui ne sont pas présentés ici. L’important, par contre, provient de cette contradiction logique qui invalide l’hypothèse de départ : les expérimentateurs ne peuvent pas être dotés d’un libre arbitre si les particules élémentaires qu’ils manipulent n’en disposent pas aussi.
Ce théorème ne statue donc pas sur le fait que nous jouissions d’un libre arbitre ou non. Sa conclusion reste en fait compatible avec deux cas de figure. La première option envisageable correspond à un monde complètement déterminé [11]Le mot « déterminé » doit être compris ici comme le fait que seul l’instant précédent rentre en ligne de compte pour générer l’instant suivant, indépendamment du caractère apparemment aléatoire de cette opération. La mécanique quantique, quoi que déterminisme au niveau de ses lois d’évolution, est indéterministe en pratique lorsque des mesures sont réalisées sur un système. La meilleure connaissance qu’il soit possible d’en obtenir ne permet, au mieux, que d’établir des probabilités sur ses différents états possibles après une mesure. Mais cet indéterminisme pratique ne veut pas dire que le monde quantique l’est aussi à un niveau plus fondamental. Cela veut simplement dire que si ce niveau déterministe existe, il ne nous sera jamais accessible. , dont l’évolution se traduit par le calcul itératif de l’état courant de l’univers sur base de l’état précédent. Ce processus inclut, bien évidemment, à la fois les particules élémentaires et les expérimentateurs, ces derniers n’éprouvant finalement que des illusions de choix.
La deuxième possibilité se veut cependant plus intéressante, mais aussi plus intrigante. Celle-ci implique qu’une particule puisse effectuer un choix à chaque instant, afin d’orienter son futur parmi toutes les éventualités qui satisfont les contraintes auxquelles elle est soumise. Cette prédisposition ne veut certainement pas dire que les particules sont conscientes de ces choix, mais plutôt que ceux-ci s’effectuent sur base de considérations qui transcendent l’univers. C’est précisément pour cette raison que le libre arbitre est défini ici comme une indétermination mathématique.
Cette deuxième possibilité n’augure cependant rien de beaucoup plus reluisant en ce qui concerne le libre arbitre de l’homme. Comme un humain s’assimile à un gigantesque assemblage de particules, il est normal qu’il soit doté du libre arbitre émanant de chacun de ses constituants. Mais la conscience de l’homme qui chapeaute cet assemblage n’apporte rien de plus que l’univers ne possédait déjà. Il est difficile d’imaginer que la structure cérébrale humaine puisse, par quelques procédés mystérieux qui lui sont propres, influer sur le processus de choix de chacune des particules qui le composent. Aussi, le libre arbitre de l’homme ne différerait pas de celui que posséderait un caillou.
Nous étions déjà arrivés à une considération similaire en dissertant plus haut de la possibilité que l’homme dispose d’une âme ou d’un libre arbitre. Par itérations successives vers le bas, en passant de l’homme au singe, au chien, au hamster, à la bactérie puis finalement à chaque particule de celle-ci, nous avions conclu qu’il n’était pas possible de tirer un trait entre des entités disposant d’un libre arbitre et d’autres qui n’en bénéficieraient pas. Si l’homme jouit de liberté, alors nous sommes forcés d’admettre que n’importe quelle petite particule de l’univers en profite tout autant. Mais cette propriété a aussi pour conséquence de destituer le statut particulier de l’homme au passage : le libre arbitre, s’il existe, se distingue certainement de celui auquel nous voudrions croire.
Désillusion
Cette prise de conscience — si j’ose dire — de l’illusion du libre arbitre doit-elle nous conduire à abandonner tout sens des responsabilités ou de moralité ? Devons-nous nous résigner à nous jeter sous les roues d’un train en hurlant notre désespoir, car ce destin n’était-il pas déjà déterminé ? Tous les rouages de la société sont basés sur le principe qui veut que les individus peuvent réaliser des choix et qu’ils en assument la responsabilité. Comment juger de la moralité d’une personne si ses actions ne peuvent échapper aux conséquences déterministes de ce qu’elle est, ainsi qu’aux conditionnements intellectuels et moraux qu’elle a vécus ? L’homme se révèle-t-il aussi irresponsable qu’un animal, pour qui toute notion de bien ou de mal s’avère complètement étrangère ? Comme beaucoup d’autres, je pense que le déterminisme de la nature n’implique pas d’incompatibilité avec le libre arbitre, du moins dans une forme un peu modifiée. Nous sommes libres si notre volonté cause nos actions, alors même que nous n’aurions pas pu avoir une autre volonté que celle que nous avons eue. Exprimé différemment : être libre revient à pouvoir se dire, rétrospectivement, que nous aurions pu effectuer un autre choix que celui que nous avons pris.
Pour illustrer ce point de vue, je vais partir d’une analogie avec une table. Ce concept s’assimile à une abstraction, un symbole que vous construisez dans votre esprit pour vous en représenter l’idée. Une table désigne un objet qui semble terriblement réel — surtout si vous vous cogniez un orteil dessus —. Pourtant, une table correspond avant tout à un magma de particules élémentaires au contour imprécis et s’agitant dans le vide. Cette façon de voir est cependant bien trop compliquée pour avoir un quelconque intérêt pratique. Pour gérer la complexité du monde, le cerveau simplifie, extrait l’essence des choses et travaille avec des concepts épurés. Ces concepts peuvent être ensuite transformés et combinés à l’envi. Si vous devez changer une ampoule, une table peut finalement jouer le rôle de tabouret valable. Une certaine table peut raviver en vous des souvenirs nostalgiques de votre enfance. Tous ces points de vue, valides, n’entrent pas du tout en conflit avec le fait que, selon l’univers, tout se réduit à une soupe de particules. Le niveau d’abstraction du concept « table » est tellement éloigné de la nature réelle de la table qu’il n’y a aucun chevauchement possible entre les deux idées. Il en va de même pour le libre arbitre.
Même si ce que vous voyez et ce que vous ressentez vous semblent réels, il ne faut pas oublier qu’il s’agit avant toute chose d’une construction mentale. Cette dernière est fondée sur la réalité, certes, mais ce n’est pas la réalité. Les concepts que manipule le cerveau volent dans la stratosphère par rapport à la réalité physique d’en bas. Fondamentalement, vous et votre matière grise êtes un tas de particules et vous révélez peut-être complètement déterministes du point de vue de l’univers. Mais cette soupe affiche une telle complexité qu’il est illusoire de vouloir prédire vers quoi elle va évoluer. Il n’est pas possible d’augurer ce qu’un individu va accomplir ou penser, car cela reviendrait à devoir simuler son cerveau, ainsi que tout ce avec quoi il interagit ; c’est-à-dire à peu près tout le reste. Une personne est de ce fait irréductible et cette irréductibilité se traduit naturellement par le concept de libre arbitre. Les causes qui nous définissent se trouvant largement hors de portée, la seule bonne manière de penser revient à considérer que la causalité provient de la conscience, tout en sachant qu’il s’agit là d’une illusion. Il n’y a donc aucune nécessité d’abandonner le concept de moralité. Celui-ci est tout aussi utile que celui de « table », tout comme le sont tous les autres concepts dont nous usons, car les êtres humains ont besoin de la morale pour se construire et vivre en société.
Il peut vous sembler curieux que, précédemment, j’aie tenté de vous convaincre que la logique se révèle impuissante à percer le mystère de la création de l’univers, puis que j’utilise cette même logique pour montrer que la notion d’âme ou de libre arbitre puisse apparaître comme une parfaite illusion. Après tout, si l’univers échappe à toute tentative d’explication, pourquoi ne pourrait-il pas en être de même pour l’âme de l’homme ? Ce qu’il est toutefois important de comprendre ici, c’est qu’il est tout à fait envisageable d’imaginer un monde peuplé d’êtres intelligents, sans avoir à recourir à une quelconque notion d’âme ou de libre arbitre additionnelle. Et si c’est possible, il se peut alors fort bien que nous nous trouvions précisément dans ce cas de figure. Il faut donc se résigner à l’idée que, même si notre cerveau nous pourvoit de cette magnifique et puissante sensation d’être une entité à part entière, indépendante et transcendant le reste du monde, il s’agit peut-être plus d’une conséquence sensorielle évolutive que d’une réalité.
Ce texte de Jean-Sébastien Gonsette est publié sous la license CC BY-NC-ND 4.0
[10]: Il est important et amusant de mentionner que les déductions qu’il est possible de tirer de ces mêmes expériences peuvent soutenir une conclusion radicalement différente. Ainsi, dans son livre « Notre existence a-t-elle un sens ? », Jean Staune voit dans cette dissociation entre états mentaux et cérébraux un indice soutenant la possibilité de la dualité de l’esprit.
[11]: Le mot « déterminé » doit être compris ici comme le fait que seul l’instant précédent rentre en ligne de compte pour générer l’instant suivant, indépendamment du caractère apparemment aléatoire de cette opération. La mécanique quantique, quoi que déterminisme au niveau de ses lois d’évolution, est indéterministe en pratique lorsque des mesures sont réalisées sur un système. La meilleure connaissance qu’il soit possible d’en obtenir ne permet, au mieux, que d’établir des probabilités sur ses différents états possibles après une mesure. Mais cet indéterminisme pratique ne veut pas dire que le monde quantique l’est aussi à un niveau plus fondamental. Cela veut simplement dire que si ce niveau déterministe existe, il ne nous sera jamais accessible.