42: La question de la vie de l'univers et du reste, en moins de 7,5 millions d'années
8. Pour (ne pas) conclure
Le mystère de l’existence m’est apparu comme une question vive et troublante depuis mon plus jeune âge. Je l’ai toujours ressenti comme une contradiction narguant singulièrement l’idéal de logique et d’ordre que je concevais. Ce problème a hanté mes pensées d’aussi loin que je me souvienne, et jamais je n’ai pu me défaire de l’idée que la seule manière de résoudre cet affront au bon sens se résume à tout effacer, de façon à ce que rien n’existe.
Enfant, c’est tout d’abord naïvement que je me suis frotté à ce questionnement existentiel, entaché de tous les a priori résultant des vagues réponses que j’avais pu glaner auprès des adultes. Heureusement, bien que mes parents m’aient élevé dans la religion catholique, ils n’ont jamais manifesté beaucoup d’empressement pour me fournir des réponses bibliques sur mesure. La curiosité intellectuelle a toujours été une vertu qu’ils mettaient en avant et, pour cela, je les en remercie vivement.
Quoi qu’il en soit, je n’oserais compter le nombre de fois où, couché dans mon lit, mon esprit s’est immergé dans un océan d’interrogations qui suscitait en moi autant de bouillonnement intellectuel que de désarrois. Le temps et l’espace, par exemple, m’ont beaucoup désarçonné. Ces notions semblent si familières que la plupart ne pensent même pas à les questionner. Quand je m’en inquiétais, j’avais l’impression que les gens concevaient le néant comme l’espace, mais vide. Cette conception me choquait, car si l’espace peut être rempli, cela signifie qu’il jouit d’une propriété particulière, et donc qu’il n’est pas rien. Le concept de Dieu, bien que vaguement plausible, m’est vite apparu comme un fourre-tout pratique auquel on pouvait attribuer tout ce que l’on ne comprenait pas, ou dans lequel on pouvait placer tous ses espoirs. Je n’ai jamais rejeté l’idée, mais j’ai surtout compris qu’il ne fallait accorder aucun crédit à la description édulcorée que la religion essaie de nous servir. Si Dieu existe, je doute fort qu’il s’agisse là d’une entité à notre image, ou qu’il se préoccupe de nous octroyer une vie éternelle.
Plus tard, lorsque je dus finalement me résigner à l’idée que l’origine du monde demeurerait à jamais sans réponse, mon attention bascula naturellement sur moi-même. Je voulais comprendre pourquoi j’étais moi, qu’est-ce qui me caractérisait ? C’est ainsi dans l’adolescence que je me suis mis à imaginer toutes sortes d’histoires avec des robots que je malmenais à l’envi. En les disséquant, en figeant le temps, en les démontant, en les clonant…, j’essayais de capturer cette essence invisible qui leur permettait de se prétendre vivant. Je me revois également en train de contempler mon jardin en esprit, et m’imaginer le nombre invraisemblable d’êtres vivants que j’aurais pu en extraire par simple réorganisation chimique. Je visualisais ensuite tous ces êtres craignant la mort, terrorisé à l’idée de retourner à la terre dont je venais de les extraire une seconde plus tôt. Cette idée m’a toujours troublé, car à défaut de pouvoir nous réincarner après notre mort, elle témoigne qu’il est possible de s’incarner tout court. Elle nous force alors à choisir entre deux aberrations logiques indéfinissables. Soit il faut adhérer au concept d’âme qui n’explique rien en soi, et dont l’engeance se déverse en un flot de contradictions, soit il faut admettre qu’une conscience, que ma conscience, puisse s’extraire à partir de rien.
Ce questionnement a ensuite continué tranquillement son petit bonhomme de chemin. Mais c’est seulement durant mes études qu’une nouvelle porte s’ouvrit dans mon esprit, lorsque je fus confronté à la question de la nature de l’électron. Plus tard, durant le début de ma vie professionnelle, j’ai découvert le livre BGE de Douglas Hofstadter et j’ai pu consolider mon point de vue à la lumière de cette formidable lecture. Mais arrivée à ce stade, toute cette agitation intellectuelle devenait un peu obsessionnelle et il m’apparut évident que coucher le tout sur papier s’imposait, de manière à me libérer de toutes ces idées devenues un peu trop accaparantes. Cette réflexion constitue néanmoins une partie indissociable de ma personne qui n’a pas manqué de façonner la manière dont je perçois le monde. Sans surprise, celle-ci est à l’image de ce livre.
Symphonie en ut majeur
D’un côté, une partie de moi dispose d’une nature purement logique et tire des conclusions exclusivement rationnelles sur ce que nous savons de l’univers. Cette vision pourrait s’avérer froide et stérile, à l’image des automates cellulaires auxquels nous sommes peut-être réduits, d’une certaine façon. Mais ce serait là regarder les choses d’un peu trop prêt. L’univers n’est peut-être qu’un immense édifice causal, figé à jamais, et dont l’histoire est peut-être déjà écrite entièrement. Peut-être se résume-t-il à son niveau élémentaire à une poignée de règles simples permettant de le calculer de bout en bout. Certes, mais ce serait ignorer son extraordinaire pouvoir d’expression. Celui-ci, d’abstraction en abstraction, en raison de son énorme capacité à générer du sens en structurant le chaos, a conduit à ce que nous sommes aujourd’hui, des entités éminemment conscientes de leur existence. Cette conscience a pris une telle envolée que nous nous sentons dissociés de ce monde inanimé, tout en étant dotés de la conviction de le transcender grâce à notre âme ou à notre libre arbitre. Mais sitôt ce stade atteint, la logique nous fait aussi vite retomber de notre piédestal, dans la mesure où toute cette fièvre pourrait bien s’apparenter à une illusion. En conséquence, cette première partie de moi préfère-t-elle voir le monde comme une magistrale symphonie musicale.
Une symphonie s’articule autour d’une construction subtile de notes de musique, chacune au timbre bien particulier, et qui en se mélangeant les unes aux autres ont le pouvoir de jouer sur toute la palette d’émotions humaines de leur auditeur. Tantôt lente, tantôt entraînante, la musique vous porte et vous emmène au travers de l’histoire qu’elle vous conte, ne vous laissant d’autre choix que de la ressentir de tout votre être. Mais qu’est-ce qu’une musique, sinon un ballet de notes individuelles ? Et puis finalement, qu’est-ce qu’une note ? Chacune d’elle naît d’un instrument avant de s’envoler et de mener sa propre existence, tournoyant dans l’air, ricochant sur les murs, se fondant un temps avec d’autres notes avant de s’évanouir complètement. Chaque note est terriblement réelle pour quiconque qui l’écoute ! Mais pourtant, qui pourrait dire précisément ce qu’est une note et où elle se trouve ? Une note de musique paraît ainsi un peu à l’image de notre conscience. C’est un concept qui nous paraît si tangible que nous avons vite fait d’oublier qu’elle ne réside nulle part là où nous pouvons regarder. Techniquement, une note n’existe pas. À un instant donné, une note n’est au mieux qu’un motif imprimé aux molécules d’air environnantes, ces dernières évoluant selon des lois physiques immuables. Une note n’est portée par aucune molécule particulière, elle est partout et nulle part. En fait, c’est plutôt chaque molécule qui porte l’information de toutes les notes simultanément. Cette information se révèle toutefois bien ténue, se résumant purement et simplement à la vitesse et à la position relative de chaque molécule. Mais cette dilution n’empêche aucunement notre cerveau de bien distinguer chaque note, de donner du sens à chacune d’elles et à leur attribuer une existence propre.
D’une certaine façon, nos vies et nos consciences apparaissent peut-être à l’image de ces notes de musique. Nous prenons naissance lorsque des forces subtiles impriment à l’univers un agencement bien particulier de matière et d’énergie, unique en son genre, et à laquelle nous nous identifions. Nous avons ensuite l’impression de poursuivre notre vie dans un cortège continuel de choix, alors qu’il ne s’agit-là que de la propagation physique dans l’espace-temps de ce motif singulier originel, mû par son impulsion initiale. Cette envolée nous laisse croiser la route d’autres personnes, d’autres consciences, avec lesquelles nous nous mélangeons un peu en échangeant nos idées. Mais cette énergie de départ finit tôt ou tard par se dissiper complètement, et cette belle structure imprimée à l’univers se termine en s’écroulant comme un château de sable, balayée par le vent, emportée par les vagues, et ne laissant derrière elle qu’un faible écho témoignant de son passage.
La grande récré
Je ne suis pas pleinement convaincu qu’il soit possible de vivre harmonieusement en adoptant uniquement la vision des choses décrite plus haut. Heureusement, je dispose de mon deuxième moi pour m’ancrer dans le monde réel et empêcher ainsi le premier de se perdre en dérivant au gré du vent d’une pensée purement mécanique. Celui-ci porte un regard totalement différent sur le monde, en partant de la constatation simple et sans appel que la logique se montre impuissante à expliquer ses axiomes. Il nous manque et nous manquera toujours un élément fondamental de compréhension, nous empêchant de dénouer le mystère de la création. Car quand bien même Dieu vous apparaîtrait dans un déluge de flammes, vous ne pourriez jamais vous persuader totalement que cette manifestation ne fasse pas partie d’un jeu plus grand encore. Aussi cette partie de moi, embrassant pleinement son humanité, voit-elle le monde comme une grande cour de récréation.
À l’image de la vie, une cour de récréation n’est pas tout le temps drôle. Vous pouvez vous faire harceler, vous faire taper dessus, vous ennuyer mortellement, être puni, vous blesser et vous retrouver incapable de jouer pour longtemps, ou bien même pour toujours. Mais fondamentalement, une cour de récréation est conçue pour s’amuser et c’est aussi comme ça que je vois la vie. Si la vie n’a pas de sens en soi, la seule chose que l’on puisse souhaiter à n’importe qui, c’est d’être heureux.
Si cette vision ressemble à de l’hédonisme, c’est alors un hédonisme plein de sagesse que je veux prôner ici, aux antipodes de l’égoïsme. Car ce n’est pas au niveau de l’individu que j’imagine la concrétisation de ce principe, mais à l’échelle de l’humanité tout entière. Si la conscience apparaît effectivement comme un songe qu’aucune âme ne peut venir réclamer, il est important de s’en détacher pour parvenir à englober le problème dans son entièreté. Tout ce que vous souhaitez pour vous-même, vous devez alors le souhaiter pour tout le monde. Bien sûr, vous ne pouvez pas renier votre individualité. C’est donc d’abord pour vous-même que vous pouvez œuvrer le plus à la recherche du bonheur ; mais cette prospection doit se réaliser équitablement et sans oublier celui des autres quand il est possible d’y contribuer aussi.
Cet état d’esprit mène tout naturellement au respect, sous toutes ses formes envisageables. Je considère d’ailleurs le respect comme l’attitude la plus importante, bien avant l’amour de son prochain que mettent en avant les religions. La raison se veut toute simple. Même si l’amour constitue certainement l’un des plus beaux sentiments qu’il est envisageable de vivre en tant qu’humain, il souffre d’un terrible défaut : nous ne pouvons pas le concevoir sans son ombre ténébreuse, la haine. Si les plus belles actions de l’homme sont accomplies par amour, force est de constater que les pires sont perpétrées par la haine de l’autre. Cette dernière, destructrice, contre-productive, mène à des conflits sans fin. Et si elle jaillit continuellement partout, comme de mauvaises herbes après la pluie, c’est aussi parce qu’elle est ressentie dès que quelqu’un touche à quelque chose que vous aimez.
Mal employé, l’amour peut se retourner sur vous telle une arme de destruction massive. Sincèrement, je ne pense pas que l’humanité ait atteint le niveau de sagesse nécessaire pour l’utiliser avec discernement. Aussi vaut-il mieux le réserver pour ce qui compte vraiment, comme la famille, les amis et les proches. Pour le reste, le respect se suffit amplement. Les personnes qui vous sont inconnues ne réclament d’ailleurs pas que vous les aimiez. Elles demandent juste à être traitée avec égard, et cela suppose de respecter ce à quoi elles tiennent. Vous pourriez être l’une d’elles, elles pourraient être vous, ce ne sont que des points de vue équivalents dans l’univers.
Six fois neuf ?
Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que la vie et la mort ? Qu’est-ce que l’univers ? Nous voici maintenant arrivés au terme de cette petite excursion aux abords des limites de la connaissance. Et peut-être ressentez-vous la désagréable impression d’avoir tourné autour de ces questions sans en avoir obtenu la moindre réponse, tel un astronaute en orbite autour d’un trou noir et tentant veinement de communiquer avec lui.
Peut-être pourrons-nous un jour créer des machines rivalisant ou dépassant l’intelligence de l’homme. Mais quand bien même cet exploit serait atteint, il ne nous éclairera pas plus sur la nature fondamentale de la conscience, vue de l’intérieur. Peut-être arrivera-t-on un jour à simuler un monde virtuel peuplé d’entités intelligentes, créant par la sorte notre propre univers et nous propulsant au statut de dieu. Mais ce coup d’éclat ne nous fournira pas pour autant la moindre explication sur la provenance de notre propre monde. Peut-être pourrons-nous nous convaincre que le temps n’existe pas, mais nous ne redouterons pas moins la mort pour autant.
La réponse à ces questions — je devrais même dire : à la Question — se situe dans un autre plan de la réalité. Mais nous sommes coincés dans notre monde, tournant en rond comme une fourmi prise au piège sur la surface d’un ballon et incapable de lever la tête vers le soleil. Nous pouvons toujours tenter de hurler notre Question à travers l’univers, mais peut-être que la Question perdrait de son sens en s’élevant au travers des strates de la réalité. Peut-être que la Réponse perdrait de son intelligibilité à chaque projection durant la descente. Aussi, le simulacre de réponse dont nous devrons peut-être ultimement nous contenter est… 42.
Ce texte de Jean-Sébastien Gonsette est publié sous la license CC BY-NC-ND 4.0